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Le Pays de Cocagne

Brueghel_Le Pays de Cocagne (détail)
Le pays où plus on dort plus on gagne

Le conte de Cocagne

Le conte de Cocagne a circulé à partir du XIIème siècle et a connu de multiples versions jusqu’au XVIIème siècle, notamment en Espagne (Cocaña) et en Italie (Cucagna). En Allemagne, le pays de Cocagne est connu sous le nom de Schlaraffenland, « le pays des singes paresseux ». C’est une version flamande qui a inspiré le tableau de Brueghel qui figure en illustration, Le Pays de Cocagne (1567) : Luilekkerland, « le pays des douces friandises », dont l’entrée se fait en creusant un tunnel gourmand dans une montagne de riz au lait.

 

Le Fabliau de Cocagne a été rédigé vers 1250, sans doute dans une contrée picarde. Le conteur est revenu d’un pèlerinage pour Cocagne entrepris à la demande du Pape. Il a vu un pays merveilleux où toutes les maisons sont bâties avec des viandes et des poissons qui, dans les autres pays, sont réservés aux gens bien nés. Dans toutes les rues, les tables sont dressées avec de belles nappes blanches où chacun peut se servir dans les meilleurs plats. Sur les berges d’une rivière moitié de vin rouge, moitié de vin blanc, les habitants boivent dans des coupes en or et en argent. Le pays est si riche que des bourses pleines d’argent poussent en plein champ, mais elles n’ont plus aucun intérêt car en Cocagne, « rien ne s’achète ni ne se vend ». Les drapiers sont si courtois qu’ils proposent autant de robes et d’étoffes que l’on désire. Les cordonniers ne sont pas avares, ils peuvent donner jusqu’à 300 chaussures par habitant et par jour.

 

Les femmes de Cocagne, toutes fort belles, font à leur guise des hommes qui leur plaisent aux yeux de tout le monde. Tous les jours sont fériés, un seul Carême en vingt ans et «à chacun selon ses volontés», tel est le régime de Cocagne. Au centre du pays, le conteur a bu à une fontaine de jouvence qui rajeunit à l’âge de 30 ans. C’est décidément une folie que d’avoir quitté ce pays pour ramener avec lui ses amis, reconnaît le conteur à la fin de l’histoire. Jamais il n’a retrouvé le chemin du paradis. Il conseille alors à son auditoire de se résigner à son sort : « Si vous êtes bien sur votre terre, ne cherchez pas à en sortir, car à vouloir changer, on perd ». Cette version écrite du conte de Cocagne n’a pas été mise à l’index par l’Église pour cette chute qui indique le retour salutaire du conteur à la réalité.

Le Fabliau de Cocagne

La version intégrale du Fabliau de Cocagne a été éditée en 1808 par B. Warée, dans Fabliaus et contes des poètes françois des XIème, XIIème, XIIIème, XIVème et XVème siècles. Elle a été traduite par votre serviteur en s’aidant du glossaire fourni par l’éditeur, et en conservant son vieux français. Écoutez maintenant...

Écoutez maintenant, vous qui êtes ici,

Tous devez être mes amis

Et m’honorer comme votre père.

Le droit et la raison sont

Les grands sens que Dieu m’a donné.

Jamais il ne vous a été conté,

Et jamais ne pourrez une telle chose ouïr

Qui vous fera moult réjouir.

Une chose pouvez savoir

Que dans une grande barbe, il n’y a pas de savoir ;

Si les barbus avaient la science,

Boucs et chèvres en auraient moult aussi.

À la barbe ne vous fiez qu’à moitié

Ceux qui l’ont grande n’ont de science qu’à moitié :

Assez de science ont les jeunes hommes.

Auprès du Pape de Rome

J’allai faire pénitence.

C’est ainsi qu’il m’envoya dans un pays

Où je vis maintes merveilles :

Écoutez maintenant comment s’accommodent

Les peuples qui demeurent dans ce pays.

Je crois que Dieu et tous ses saints

L’ont mieux béni et sacré

Qu’aucune autre contrée.

Ce pays a pour nom Cocagne,

Où plus on dort, plus on gagne :

Celui qui dort jusqu’à midi,

Gagne cinq sols et demi.

De bars, de saumons et d’aloses,

Sont toutes les maisons encloses ;

Les chevrons sont faits d’esturgeons,

Les couvertures de cochons,

Et les lattes sont des saucisses.

Ce pays a beaucoup de délices,

Quart de rôtis et de courts os

En sont les blés enclos ;

Par les rues vont rôtissant

Les grasses oies, tournant

Sur elles-mêmes, et immédiatement

Les suit tout près la blanche sauce à l’ail.

Et je vous dis que cependant

Par les chemins et par les routes

Vous trouverez les tables dressées,

Et dessus de blanches nappes mises :

On peut et boire et manger

Tous ceux qui veulent sans danger ;

Sans contredit et sans défense

Chacun prend tout ce qu’il pense,

Les uns poisson, les autres viande.

S’il voulait en charger un char,

Il le pourrait selon sa volonté ;

Char de cerf ou d’oiseau volant

Qui veut en rôti, qui veut en pot,

N’a pas à en payer escot.

Après manger conteront

Aussi comment en ce pays ils font :

C’est fine vérité prouvée

Qu’en la terre bénie

Court une rivière de vin.

Si arrivent là les mazerins,

Ils verront en arrivant

Les coupes d’or et d’argent.

Cette rivière que je dis

Est de vin vermeil jusqu’au milieu

Du meilleur que l’on puisse trouver

En Beaune, même au-delà de la mer ;

Et d’autre part est de vin blanc

Le meilleur et le plus fin

Qui n’eut jamais été créé à Auxerre,

À La Rochelle ou à Tonnerre.

Et qui en veut, s’il accoste

Peut en prendre au milieu et à côté

Et en boire tout ou partie

Sans être contredit et sans rien redouter,

Et n’aura à payer aucun denier.

Les gens ne sont pas avares,

Avant tout, ils sont généreux et courtois.

Un mois a six semaines

Et quatre Pâques dans l’année,

Et quatre fêtes de la Saint Jean,

Et dans l’année, quatre vendanges,

Tous jours de fêtes et dimanches,

Quatre Toussaint, quatre Noëls

Et quatre Chandeleurs annuelles,

Et quatre Carnavals,

Et un Carême en vingt ans,

Et il est à jeûner si l’on veut,

À chacun selon ses volontés.

Dès le matin jusqu’après none

Manger ce que Dieu lui donne,

Viande ou poisson ou autre chose

Qu’interdire personne n’ose.

Ne croyez pas que ce soit une plaisanterie,

Là-bas, personne n’est ni en haut ni en bas,

Qui de gagner soit en peine :

Trois fois et plus dans la semaine

Une ondée de tartes chaudes

Dont aucun chevelu n’est chauve

Ne se détourne pas, je le sais pour le voir,

Au contraire, en prend selon son bon vouloir.

Et tant est riche ce pays

Que les bourses pleines de deniers

Y gisent en descendant les champs ;

Des marbotins et des besans

On trouve de tout pour rien

Personne n’y n’achète ni ne vend.

Les femmes y sont tellement belles,

Les Dames et les Demoiselles

Prend chacun qui en a à faire,

Nul ne s’en courroucera,

Et en fait selon son plaisir

Tant comme il veut et à loisir ;

Pour cela ils n’en seront pas blâmés

Au contraire en sont davantage honorés.

Et s’il advient par hasard

Qu’une Dame donne son cœur

À un homme qu’elle voit,

Elle le prend au milieu de la voie

Et en fait sa volonté

Ainsi font les uns et les autres par bonté.

Et je vous dis en vérité

Qu’en ce pays béni

Les drapiers sont fort courtois,

Car ils distribuent chaque mois

Volontiers et à ceux qui les hèlent

Robe de diverses manières ;

Qui veut sa robe de brunete,

D’écarlate ou de violette,

Ou biffe de bonne manière,

Ou de vert, ou de soie entière,

Ou drap de soie alexandrin,

De roie ou de chamelin,

Que vous conter encore ?

Tant de robes il y a

Dont chacun prend à sa guise,

Les unes vairs, les autres grises,

Qui veut d’hermine l’a fourrée.

La terre est si bénie,

Qu’il y a des cordonniers

Que je ne prends pas pour avares

Qui sont si pleins de grandes récréations

Qu’ils distribuent souliers à lacets,

Brodequins et bottines bien faits,

Qui veut les a en biais,

Sera en pied et bien chaussé.

S’il en voulait trois cents par jour

Et encore plus, il les aurait :

De tels cordonniers il y a.

Il y a encore une autre merveille,

Que personne n’entendit sa pareille,

Que la fontaine de Jouvence

Qui fait rajeunir les gens,

Y est, et plusieurs autres biens.

Jamais il n’y aura, je le sais bien,

Homme vieux et blanchi,

Ni vieille femme pareillement,

Ne sera blanchie par l’âge,

Nul n’atteint l’âge de trente ans,

Si à la fontaine peut aller.

Là, peuvent rajeunir

Ceux qui habitent ce pays.

Certes bien fou et niais

Qui en ce pays peut entrer,

Quand il y est, s’il en repart ;

Moi-même, j’en sais quelque chose,

Je pus très bien m’en apercevoir

Pour fou je me tiens et je le fus

Quand je quittai ce pays ;

Parce que je voulais revenir chercher mes amis

Pour les mener en ce pays

Si je pouvais avec moi,

Mais jamais je n’y pus retourner

Par le chemin que j’avais laissé,

Ni le sentier, ni la voie

Jamais je n’y pus retourner

Ni jamais m’en réconforter.

Mais quelque chose je veux vous conter :

Regardez quand vous êtes bien,

Ne vous mettez en route pour rien

Qu’il ne vous arrive malheur aussi,

Car j’ai maintes fois entendu

Dans un proverbe que l’on trouve :

Qui bien est, qu’il ne s’en aille,

Même si les gains sont petits,

Ce que nous raconte cet écrit.

 

Glossaire paresseux

Besan : monnaie ancienne valant 10 sols.

Biffe : sorte de drap.

Brunete : étoffe de couleur brune.

Chamelin : étoffe de couleur brune.

Marbotin : pièce d’or.

Mazerins : qui habitent un mas.

Roie : étoffe

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