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Stevenson, Voyage avec un âne dans les cevennes

Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert-Louis Stevenson

Frontispice de l'édition originale - Gravure de Walter Crane (1879)

La paresse met fin aux dominations

 

Le thème de la domination apparaît pour la première fois sous la plume de Robert Louis Stevenson pour qui la paresse n’est pas ne rien faire, mais « faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante ». La paresse fuit alors la discipline industrielle, l’enfermement dans un travail défini par et pour les dominants.

 

C’est à ce même travail contraint que Lafargue oppose le droit à la paresse. Tout comme le travail, la paresse sera répartie de manière plus juste après avoir désintoxiqué le prolétariat du travail. Alors, la classe capitaliste ne sera plus «condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation». Le travail a, en effet, divisé les êtres en deux catégories : ceux qui commandent et exploitent, et ceux, bien plus nombreux, qui sont commandés et exploités. Avec la paresse, les classes disparaîtront comme l’annonce, à sa manière, Clément Pansaers :

«Devant les affamés de liberté –

l’aristocratie disparaît –

la bourgeoisie disparaît –

le prolétariat disparaît –

Un monde mitoyen qui paresse

 

Dans ses éloges, la paresse supprime tout rapport de domination. Par nature, le paresseux fuit le pouvoir, il n’est ni querelleur ni bagarreur et, comme il fuit le travail, il ne cherche pas à l’imposer aux autres. C’est ainsi qu’en mettant fin au travail, la paresse en termine avec toute forme d’exploitation, des êtres comme de la nature. En définitive, la division du travail correspond à une division de la paresse : pour les uns, le repos du corps meurtri par le travail, et pour les autres, l’assurance d’une riche oisiveté. Ce qui donne, à la manière de Pansaers :

«À la prairie le capital rumine.

Au champ la crapule crève…».

 

Dès les éloges du XXème siècle, la domination n’est plus liée au seul capitalisme, mais aux fondements mêmes du travail. Ainsi, pour Bertrand Russell, le capitalisme n’est qu’une forme d’exploitation : le dogme du travail est né avant l’industrie quand les guerriers, les prêtres et les seigneurs ont fait travailler les autres pour leur propre confort. Après la révolution russe, l’attitude des nouveaux maîtres n’a pas changé en la matière, et Russell ne croit guère qu’ils réduiront le temps du travail tant « le travailleur manuel est placé sur un piédestal ».

Robert Louis Stevenson

 

En 1877, un an avant de partir dans les Cévennes et de voyager avec l’ânesse Modestine, Robert Louis Stevenson publie Une apologie des oisifs.

 

Indifférente à l’horloge et préférant les chemins de traverse aux routes bien tracées, Modestine accompagne Stevenson depuis Monastier sur Gazeille jusqu'à Saint-Martin-du-Gard durant treize jours. À cette occasion, l’auteur de L’Île aux trésors, a pu vérifier la sagesse de l’âne, qui est aussi celle du paresseux.

Robert Louis Stevenson par Sargent

John Singer Sargent, Portrait de Robert Louis Stevenson (1887)

Une apologie des oisifs

(Début de l'ouvrage)

Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. De l’avis général, la présence d’individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent Un jeune homme (comme on en voit tant), prend son courage à deux mains, parie sur les six sous, et, pour employer un américanisme énergique, “se lance”. On comprend l’irritation de notre homme qui, pendant qu’il grimpe à grand peine la route, aperçoit d’autres gens, frais et dispos, allongés dans les champs au bord du chemin, un mouchoir sur les yeux et un verre à portée de main. Alexandre est piqué au vif par le dédain de Diogène. Quelle gloire retirèrent ces barbares tonitruants de la prise de Rome, lorsqu’ils envahirent le Sénat, et trouvèrent les pères conscrits assis, silencieux et impavides devant leur succès ? C’est chose amère que d’avoir peiné à gravir des pentes ardues, pour découvrir en définitive que l’humanité est indifférente à votre réussite. Voilà pourquoi les physiciens condamnent tout ce qui ne relève pas de leur domaine; les financiers tolèrent à peine ceux qui ne s’entendent pas en valeurs boursières ; les gens de lettres méprisent les illettrés ; et les experts en tous genres s’accordent à condamner ceux qui n’en cultivent aucun.

Clément Pansaers

 

Peintre, graveur et poète belge, proche un temps du mouvement Dada, Clément Pansaers fit paraître en 1921 L’Apologie de la paresse.

 

Pacifiste, il y prophétise l’avènement de « l’homme mitoyen », un être en paix avec lui-même et avec les autres. Pour y accéder, rien de tel que de savourer les bienfaits de la paresse...

Clément Pansaers, Bar Nicanor

Gravure de Clément Pansaers pour son ouvrage Bar Nicanor

L'Apologie de la paresse

(Chapitre IX)

Le merle moud une valse lente, cadence le pas

de l’immolé à la magnificence qui s’emmène…

… Échine en serpe…

Voici le hamac aux mollesses d’aisance.

Viens flotter dans le fluide,

qui roucoule.

Les chatons aux arbres gazouillent.

L’herbe bourdonne. L’espace hennit…

Paresse ! Paresse !

 

… Canicule !

Le lait tourne en fromage

Esclave écrasé sous la crainte.

Mais la rouille recuite donne luisances d’huile.

Et tu seras une belle bête, souple et féline.

 

… Ton ventre est vide ?

– Catafalque calfeutré !

Pourquoi ne pas guider ta faim.

Ta main droite est une fourche,

ta gauche une serre.

Et tu n’es même pas rapace.

 

… Simple détritus, habillé de haillons de bienséances,

saupoudrés de copeaux de politesses.

… Plèbe ?

Vois, carnassier caduc.

A la prairie, les ruminants bondissent en festons de fête.

Au champ de betteraves,

les vertébrés primates tombent en déconfiture.

Et les épines chantent les funérailles lubriques.

 

… Esclave ?

Hâve hirsute –

À la prairie,

il y a des abris et des fontaines.

À midi,

les bœufs sont garés au soleil,

alors qu’au champ, la voie du bâton beugle :

– Crève ! –

Comprends cette antinomie apparente.

– (Le moineau fiente au vol et l’hirondelle happe).

– À la prairie le capital rumine.

Au champ la crapule crève…

 

… Vivre ?

Ta vieillesse est un crime.

Étends-toi et paresse…

L’espace saigne la misère,

la rajeunit aux frôlements de ses ailes.

Couverture de Bertrand Russell

Bertrand Russell

 

Philosophe, logicien et grand fumeur de pipe, Bertrand Russell publie en 1932 Éloge de l’oisiveté. Pour lui, aucune valeur ou croyance ne peut être tenue pour vraie, et « croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne ». En réalité, le dogme du travail n’est pas adapté à la modernité. Il a été produit par des siècles d’histoire et d’éducation, et il reflète avant tout la domination des puissants qui font travailler les autres. Ainsi, « la morale du travail est une morale d’esclavage, et le monde moderne n’a nul besoin de l’esclavage ».

 

En bon logicien, Russell considère que la technique peut libérer les humains du travail. Bien organisé, le travail pourrait être réparti de telle manière que chacun n’aurait à travailler que 4 heures par jour. Mais voilà, le travail est considéré comme un devoir et «l’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches». Pourtant, en répartissant le travail sur l’ensemble de la population, le chômage disparaîtrait, et les humains pourraient accéder à une pensée claire : «Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides».

 

Avec l’oisiveté, régnera la créativité, les individus seront «bienveillants», et la guerre disparaîtra car elle demande bien trop d’efforts. Et Russell conclut ainsi : «les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres».

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