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Rousseau par Hippolyte Huet

Jean-Jacques Rousseau - Gravure d'Hipolyte Huet

La paresse aimable

 

Si le siècle des Lumières condamne la paresse, il arrive au Philosophe de fuir l’agitation du monde pour se réfugier dans le monde des idées avec quiétude et délassement. La paresse est bien un vice du citoyen qui entrave le progrès des sociétés éclairées, mais elle est aussi une vertu pour les humains. Elle est même naturelle : c’est parce que les hommes sont paresseux qu’ils se sont livrés à des inventions destinées à réduire leurs peines.

La paresse n’est pas bonne pour les peuples car elle menace leur supériorité dans la civilisation. Mais comme le reconnaît l’Encyclopédie, «elle règne souverainement dans le beau monde» où elle est vertueuse, car paisible et aimable. Elle ne doit donc pas se manifester collectivement, comme dans Cocagne, mais se cultiver dans son propre jardin, ou alors dans des promenades solitaires donnant à rêver d’un autre monde. C’est ainsi que sur les bords d’un lac, à l’abri d’une île, le penseur peut se livrer à une douce contemplation que personne ne vient troubler car il a quitté la société des hommes : « Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais qu’il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ».

 

La paresse aimable des Lumières s’oppose à la fainéantise lourde du peuple qui fuit tout effort, physique ou intellectuel, ainsi qu’à l’oisiveté des nobles. Ce n’est qu’après avoir été utile aux autres que le citoyen a pour récompense le repos. Mais, chez les lettrés et les bien nés, l’exercice de l’esprit est vivement encouragé quand celui du corps peut attendre… Après tout, l’inaction du corps permet un retour sur soi, et peut libérer la pensée. Le fainéant qui, lui, refuse toute occupation, est destiné à vivre aux dépens des autres. Ainsi en est-il des riches oisifs, qui ne font rien pour se rendre utiles à la société, et dont la condition n’est même pas heureuse. Comme ils font tout faire par les autres, ils s’ennuient par désœuvrement et mènent une vie bien triste.

Rousseau et les inégalités

Pour Jean-Jacques Rousseau, c’est parce que les hommes sont naturellement paresseux qu’ils se sont efforcés de fabriquer des machines pour soulager leurs efforts. Dès lors, la paresse va fonder une société sur le travail car il faut bien des hommes destinés à concevoir et conduire les machines. C’est la faculté même des humains à se perfectionner qui va engendrer les plus grands maux de l’humanité alors que « nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature ».

Et Jean-Jacques Rousseau ajoute : « Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les mal­heurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ».

Rousseau, Discours sur l'origine des inégalités
Promenade de Rousseau

L'étang du Désert - Vue depuis la cabane de Rousseau

Début de la Cinquième Promenade de Rousseau

De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes), aucune ne m’a rendu si véritablement heureux et ne m’a laissé de si tendres regrets que l’Île de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. Cette petite Île qu’on appelle à Neufchâtel l’Île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très agréable et singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre.

 

Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du Lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons ; il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés.

Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! Ce beau bassin d’une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles, l’une habitée et cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de terre qu’on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C’est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1782), Garnier-Flammarion, 1964.

L'oisiveté des Lumières

Louis de Jaucourt écrit dans l’article « Oisiveté » de l’Encyclopédie :

« Il est honteux de se reposer avant que d’avoir travaillé. Le repos est une récompense qu’il faut avoir mérité (…). Il faut même se persuader que le travail est une des sources du plaisir, et peut-être la plus certaine. Une vie oisive doit être nécessairement une vie triste. Je demande aux gens riches et désœuvrés si leur état est heureux. L’ennui qui les consume, me prouve bien le contraire ».

Robert Frederick Blum, Two Idlers

Ce tableau de Robert Frederick Blum, Two Idlers (1889), exprime l'ennui des oisifs

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