Ouvriers flâneurs et indisciplinés
Tout au long des XVIIIème et XIXème siècles, les industriels se plaignent de la paresse des ouvriers. Au travail, ils prennent leur temps et n’en font jamais assez, mais encore faudrait-il qu’ils aillent au travail. Car les ouvriers, surtout les plus qualifiés, ont pris la mauvaise habitude de chômer le lundi. Percevant leur salaire hebdomadaire le samedi, la « Sainte Touche », obligés d’être au repos le dimanche à cause de tous les interdits religieux, ils fêtent Saint Lundi pour faire bombance.
À partir du XXème siècle, l’arme favorite des industriels pour combattre la paresse des ouvriers est le chronomètre. C’est Frederick Taylor qui en favorise l’usage, avec l’étude scientifique des temps de travail. Elle doit permettre aux employeurs de connaître précisément la vitesse à laquelle peuvent s’exécuter les tâches. Car, selon Taylor, la paresse ouvrière est le mal les plus grand dont souffrent les industries, plus exactement la «flânerie naturelle» et la «flânerie systématique». Dès lors, les organisations s’efforceront de supprimer les « temps morts ».
Viendront ensuite le fordisme et la chaîne de montage : le temps de travail sera dicté par la machine pour retirer aux ouvriers tout usage autonome du temps. À partir de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à nos jours, le toyotisme s’efforce de développer les réflexes de l’organisation pour s’adapter rapidement aux changements car l’un des gaspillages les plus coûteux est celui du temps.
Aujourd’hui, toutes les organisations sont engagées dans une course au temps qui a rencontré les technologies de l’information. Nous sommes entrés dans le contrôle à distance et en temps réel du travail, avec la traçabilité de toutes les opérations réalisées. Le management par objectifs avec sa course aux chiffres, s’est étendu à toutes les activités. Les délais doivent être tenus, les échéances respectées. Et certaines organisations se sont fait une spécialité du management par le stress. Adieu Paresse.
La Saint Lundi
Du XVIIIème siècle jusqu’à la fin du XIXème siècle, la Saint Lundi est une manière de résister à l’emprise industrielle et religieuse sur le temps des ouvriers. Elle est surtout pratiquée en Angleterre, et en France dans la moitié nord du pays et à Paris, par les ouvriers qualifiés et bien payés. La plupart du temps, la Saint Lundi est liée au travail du dimanche qui s’étend malgré les interdits religieux, ou bien quand le dimanche, les cabarets et les fêtes populaires rendent difficile le travail du lendemain.
Tout au long du XIXème siècle, les patrons, les pouvoirs publics et les moralistes s’efforcent de lutter contre cette coutume ouvrière qui menace l’ordre social et économique, ainsi que la Famille, institution destinée à remettre l’ouvrier dans le droit chemin. Pour cela, ils prennent pour alliées les femmes car l’épouse peut arracher l’ouvrier de ses camarades et lieux de débauche.
Ce sont d’abord les sanctions financières pour absence ou bien des primes de présence, voire des licenciements massifs qui marginalisent progressivement cette pratique subversive, dans un temps où le travail hebdomadaire peut atteindre 72 heures, soit 6 jours de 12 heures, du lundi au samedi. C’est la réduction du temps de travail le samedi qui met définitivement fin à la Saint Lundi, avec le week-end anglais adopté en 1874 en Angleterre, et en 1912 en France : les ouvriers ne travaillent que le samedi matin. Par ailleurs, les réflexions entre les années 1880 et 1910 portent sur le repos nécessaire des travailleurs et les bienfaits de la vie familiale. Les employeurs et les pouvoirs publics chercheront alors à maîtriser les loisirs ouvriers par des «récréations honnêtes».
Frederick W. Taylor
Taylor et la flânerie ouvrière
Le taylorisme est fondé sur ce diagnostic : c’est parce que les ouvriers sont des paresseux que les organisations du travail sont inefficaces, pas assez rentables. C’est par la flânerie ouvrière que Taylor débute la Direction des ateliers (1907) qui va inspirer bien des réformes industrielles. La première forme de flânerie correspond à une paresse inscrite dans la nature des hommes. La seconde est bien plus grave car les ouvriers s’entendent entre eux pour ralentir le travail : « La majeure partie de la flânerie systématique est pratiquée par les ouvriers avec l’intention délibérée de tenir leurs patrons dans l’ignorance de la vitesse à laquelle on peut faire un travail », écrit Taylor.
La solution préconisée par Taylor est de mesurer précisément la durée des tâches en les chronométrant car «L’ouvrier ne sera pas tenté de flâner s’il constate que la direction connaît exactement la vitesse à laquelle peut être fait le travail». Puis il établit une règle salariale fondée sur un principe pavlovien : « Avec une étude précise du temps pour base, le temps minimum pour chaque pièce est toujours connu des employeurs comme des ouvriers, et il est atteint avec exactitude, précision et rapidité, car les deux parties sont portées avec la même ardeur dans la même direction par cette clause unique, simple et juste que, lorsqu’un ouvrier de premier ordre travaille de son mieux, il reçoit un salaire de 30 à 100 % plus élevé que la moyenne ».
En supprimant tous les temps de repos, tous les petits moments où les ouvriers soufflent, le travail voit ses cadences fortement augmenter au détriment des corps. Les ouvriers robotisés, il s’agit, selon les propos de Taylor, de chasser la pensée des ateliers pour la réserver à des agents spécialisés, des ingénieurs et des manageurs…
Fordisme et toyotisme
Henry Ford adopte la chaîne de montage dans l’industrie automobile afin de fabriquer en série un modèle, la Ford T noire, dont le premier exemplaire sort en 1908. Ford est un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) pour qui « rien n’est plus odieux qu’une vie d’oisiveté ». La chaîne applique les principes tayloriens de chronométrage et vise à chasser définitivement les paresseux des ateliers. Les temps morts du travail ne peuvent plus interrompre le flux continu des pièces, les travailleurs étant enchaînés à leur poste sans pouvoir prendre aucune initiative. Dans Les Temps modernes, c’est un vagabond, Charlot, qui finit par détraquer la chaîne…
Au lendemain de la défaite, les Japonais cherchent à reconstruire leur pays et à prendre leur revanche sur l’Occident sur le terrain économique. Selon les ingénieurs japonais, les organisations occidentales sont inefficaces car elles cherchent à réduire les coûts en augmentant constamment les quantités produites. Pour Taiichi Ohno, fondateur du système de production de Toyota, elles sont devenues obèses en produisant trop et en accumulant des stocks. Il s’agit au contraire de réduire tous les gaspillages, en premier lieu les stocks, « excès de production », en produisant juste-à-temps. Les organisations doivent donc être connectées au marché pour ne produire que les quantités demandées par les clients, et réagir rapidement aux changements de la demande en accélérant le transfert des informations. L’emploi du temps devient l’un des facteurs essentiels de la compétition économique, et la paresse des salariés est interdite par la polyvalence. Être à son poste ne suffit plus, il va s’agir d’être en permanence mobile et disponible. Les ouvriers deviennent des sportifs de haut niveau, battant des records de productivité.
Henry Ford
Taiichi Ohno